Ainsi parlaient les premiers hommes
Quelle est l'origine du langage ? Quelles lois règlent son évolution ? Anatomie, informatique, génétique… Ces disciplines révolutionnent le monde de la linguistique.
Un article de L'Express, N°2093 de août 1991.
Au commencement, dit la Bible, était le verbe. Un seul verbe. Depuis la Genèse, les langues se sont multi pliées. Tout le monde aimerait connaître ce verbe originel, à commencer par les scientifiques qui cherchent comment la parole est venue aux premiers hommes. Déjà, intrigué, le pharaon égyptien Psanific Ier fit élever deux bébés par un berger muet en supposant qu'ils allaient parler la première langue de l'humanité. En vain : ils sont restés sans parole. De son côté, la linguistique a exploré les arcanes des vocabulaires et des grammaires sans percer le mystère des origines. Jusqu'à ce qu'arrivent l'informatique et la génétique. Aujourd'hui, quelques poignées d'hommes pensent être sur la bonne voie. Les anatomistes savent simuler, sur ordinateur, le fonctionnement du conduit vocal d'Homo sapiens. Les généticiens suivent, grâce à l'analyse moléculaire, les premières migrations humaines. C'est d'eux que vient l'hypothèse la plus séduisante. Et la plus dérangeante. Toutes les langues, affirment-ils, seraient issues d'un sabir originel. Unis par le même désir d'innover et de survivre, les premiers Homo sapiens parlent tous la même langue.
Mais ils quittent leur berceau africain, s'installent sur des terres nouvelles, découvrent des mondes d'oiseaux, d'arbres, de plantes différents. Peu à peu isolés des groupes voisins, ils inventent d'autres modes de vie. Et d'autres mots Merritt Ruhlen, américain et partisan convaincu de cette thèse, auteur d'une " Encyclopédie des langues du monde ", prétend même avoir retrouvé quelques-uns des premiers mots de l'humanité : ainsi " tik ", prononcé entre voilà 100.000 ans et 1 million d'années, voulait dire " doigt ".
Pour " La Guerre du feu " de Jean-Jacques Annaud, l'écrivain Anthony Burgess a inventé un langage de toutes pièces. Que tout le monde comprend.
Cette audace met le monde feutré de la linguistique sens dessus dessous. Comme si ces experts chevronnés n'avaient pas assez de travail à décortiquer 10.000 langues répertoriées dans le monde - vivantes ou mortes - de l'indo-européen à l'ouralien, de l'austronésien aux langues africaines à clicks. Mais le mouvement est en marche, et tous - paléontologues, archéologues, généticiens - le problème du langage à la lumière d'études nouvelles.
Anatomiques, d'abord. Depuis des années, les paléoneurologues savent reconnaître, dans les empreintes laissées par le cerveau sur la face interne de la boîte crânienne, la preuve de l'existence dans le cortex des aires de Wernicke et de Broca, celles dont dépend le langage. Aires qui n'existent pas chez les singes. Mais, pour prononcer les mots qui ressemblent aux nôtres, il faut aussi une langue, une bouche, une gorge de taille et de forme bien précises. Jeffrey Laitman, professeur à l'école de médecine du mont Sinaï, à New York, a eu, le premier, l'idée d'étudier la forme du tractus vocal des singes et des hommes afin d'en déduire les sons que les uns et les autres peuvent émettre. " Les anthropologues qui veulent savoir à quelle époque et pour quelles raisons l'homme laisse derrière lui les grognements et les hurlements des singes pour franchir le "seuil de la parole" doivent d'abord examiner le corps comme ils le feraient d'un instrument de musique, un orgue avec ses multiples tuyaux " explique Laitman. Il crée, avec deux collègues, Edmund Crelin et Philip Lieberman, une nouvelle discipline, la paléolaryngologie. Et ils se mettent à mesurer des fossiles de toutes sortes, mammifères, primates, ancêtres de l'homme. Chez les Homo-sapiens adultes, les crânes ont la base concave et le larynx est bas, alors que chez tous les autres hominoïdes la base du crâne reste plate et le larynx haut. Les australopithèques, par exemple, qui parcouraient les savanes d'Afrique il y a 4 à 2 millions d'années, possédaient un tractus vocal pareil à ceux de leurs cousins chimpanzés. Ils communiquaient, à coup sûr, mais sans possibilité de prononcer les voyelles.
Il y a vingt ans, en fouillant dans la grotte de l'Arago, à Tautavel, Henry et Marie-Antoinette de Lumley découvrent des fragments qui leur permettent de reconstruire le plus vieux crâne d'un hominidé européen ; ce dernier vivait là il y a 400.000 ans, au milieu de sa tribu "Homo erectus. Ses ancêtres ont domestiqué le feu. C'est ainsi qu'ils ont pu sortir hors du berceau africain, pour conquérir les régions plus froides d'Europe et d'Asie. Marie-Antoinette de Lumiev, médecin de formation et professeur de préhistoire à l'université d'Aix-Marseille, décide d'appliquer les méthodes américaines à ce crâne énigmatique. Avec Mario Rossi, directeur du laboratoire parole et langage à l'institut de phonétique d'Aix-en-Provence, elle en mesure le palais, les mandibules et le larynx. Rossi, de son côté, analyse par ordinateur les possibilités sonores des voies aériennes supérieures de ce très vieil hominoïde. Résultat : l'homme de Tautavel devait parler sans les " a ", les " u ", les " i ", les " j ", les " k ", les " g ", les " s " et les " ch ".
L'anatomie ne prouve que la possibilité de prononcer les mots. Elle ne montre pas comment on passe des sons aux langues. " Il n'y a pas que la morphologie, note Marie-Antoinette de Lumley, il faut avoir envie de parler, parce qu'on vit en groupe. Voyez les humains actuels certains refusent la parole, tout en possédant l'instrument L'homme de Tautavel allait chercher du quartz pour ses outils à 5 kilomètres de sa grotte. Pour tailler sa pierre, il se rendait à l'atelier, apprenait en regardant. En écoutant, peut-être. " En effet, aller chercher un matériau au loin, s'organiser en groupe suppose un mode de communication supérieur aux gestes et aux cris Un langage, ce système de signes vocaux qui exprime une pensée.
D'ailleurs, pour le film " La Guerre du feu ", le réalisateur Jean Annaud en était tellement persuadé qu'il a voulu que ses acteurs ne se contentent pas de grogner. L'action se passe il y a 500.000 ans Les ténèbres font peur, le feu fascine. Annaud appelle, pour les dialogues, l'écrivain britannique Anthony Burgess, un visionnaire qui parle sept langues et ne cesse d'inventer la sienne Sa conviction est que les paroles commencent pour accompagner le geste, surtout dans le noir de la nuit. " L'homme les crée comme langage nocturne, il les garde dès qu'il les trouve efficaces. " Pétri de philologie, Burgess croit, lui aussi à une langue originelle. Alors, il invente un vocabulaire qui annonce l'indo-européen, puise dans le grec et le vieux germain, y intègre le " langage du coeur " ou des tripes ces vocables qui expriment douleur, plaisir, regret. Et tout le monde comprend.
Les linguistes travaillent, eux, à l'autre bout de la chaîne, pour comprendre l'histoire des langues Leur précurseur se nomme sir William Jones Ce fonctionnaire britannique, aux Indes dans les années 1780, connaît, comme tout Anglais qui se respecte, sa Bible par coeur et peut réciter ce passage de la Genèse dans lequel les hommes, disséminés sur toute la Terre, édifient en vain la cité de Babel, incapables de communiquer, séparés par les langues qu'ils ne comprennent pas Sir William lit aussi bien le sanskrit - la langue des textes religieux les plus anciens du continent indien - que le grec et le latin. Le premier il discerne, dans les vocabulaires et dans les grammaires, des analogies trop fréquentes pour tenir du hasard. Le premier il émet l'idée que les langues évoluent, tout comme les espèces. Il n'est pas le seul à se demander s il n'y a pas une " unité intérieure cachée " dans les langues.
Sir Colin Renfrew, spécialiste de l'Europe préhistorique. " Les peuples n'aiment changer ni de lieux ni de mots. "
Les idées les plus farfelues courent, depuis cette époque, sur l'invention de ce système fabuleux de communication. Il y a la théorie du " ouah-ouah ", qui supposait que les hommes primitifs imitaient d'abord la nature, et aboyaient pour désigner le chien. La théorie du " pouh pouh ! " : les mots viennent des exclamations provoquées par des sensations. Ou encore la théorie du " ho-hisse ", imitant les ahanements des hommes qui travaillent en groupe. Des Russes avancent même que les sorciers se servaient de syllabes comme signes de ralliement et elles se regroupaient pour constituer des mots et des phrases. Depuis, la linguistique a progressé à grands pas. Elle fonctionne comme une immense machine à remonter le temps. A travers des racines de mots et des formes grammaticales semblables, les linguistes rassemblent et fabriquent des lignages, comme dans les arbres généalogiques. Ainsi, la moitié de la population mondiale parle actuellement environ 5000 langues, issues, voilà 1000 à 2000 ans, de ce qui allait devenir le hindi, l'iranien, le grec, le latin, le slave, le balte, l'italique, le germanique et le celte. Celles-ci venaient de plusieurs branches, elles-mêmes nées de l'ancêtre indo-européen. En route, on en a perdu quelques-unes, comme l'anatolien ou le tokharien. D'autres familles n'ont laissé qu'un seul descendant, isolé dans une forêt de parlers étrangers, comme le basque au milieu du monde indo-européen. Certaines peuvent même être regroupées sous la bannière de protolangues, vieilles de 5000 à 7000 ans (cf l'arbre généalogique des langues).
C'est cet édifice compliqué, édifié par des milliers d'experts pendant deux siècles, qu'un Russe installé en Israël ébranla dans les années 80. Aaron Dolgopolsky trouve des liens entre six familles de langues des tribus indo-européennes et ouralo-ioukaguirs. Six familles qui résumeraient l'héritage culturel des trois quarts de l'humanité et viendraient d'un ancêtre du néolithique parlé il y a 12000 ans. Ce linguiste qui baptise cet ancêtre " nostratique " (du latin " noster " : le nôtre) pense même avoir repéré 1600 termes de ces temps très anciens : des noms de plantes sauvages et le mot " hayak ", qui voudrait dire " traque de plusieurs jours ".
Cette recherche audacieuse de la langue paléolithique ne plaît pas du tout aux experts. Surtout pas au gourou de la linguistique classique, Noam Chomsky, qui depuis vingt ans répète que la langue existe, innée, chez chacun de nous, qu'il n'y a pas de passé lointain à découvrir. Un homme d'expérience a bien essayé de recoller les morceaux : Colin Renfrew, Master of the Lodge du Jesus College, à Cambridge, l'un des plus grands spécialistes de l'Europe préhistorique. Anobli, en juillet dernier, par la reine d'Angleterre, lord Renfrew of Kaimsthorne a cherché à établir des liens entre changement social et modifications linguistiques. Dans son dernier livre, " Archéologie et langage " (Flammarion), il s'insurge : " Archéologues et linguistes font comme si le remplacement d'une langue par une autre était naturel. En réalité, les peuples n'aiment changer ni de lieu ni de mots. "
Pourtant, le Britannique Gordon Childe, le Français Georges Dumézil et maintenant la Suissesse Marija Gimbutas ont décrit l'arrivée, il y a 4000 à 5000 ans, des hordes indo-européennes conquérantes, venues de la steppe la hache à la main. " Balivernes ! " répond sir Colin devant son parterre de fleurs, tandis que son chat noir Méphistophélès ronronne à ses pieds. Parce qu'il a épousé une paléo-botaniste, Renfrew sait qu'on trouve plus de graines de céréales que d'armes en bronze là où s'installaient les locuteurs de l'indo-européen. Pour lui, c'est la diffusion de l'agriculture qui a permis la propagation de la langue. En Asie Mineure, explique-t-il, l'agriculture pouvait faire vivre cinquante fois plus de gens que la seule chasse. Jusqu'à ce que la terre ne puisse plus nourrir tout ce monde. Alors, un petit groupe prenait son baluchon et son sac de mots et partait s'établir plus loin. En une génération, vingt-cinq ans, un groupe de paysans pouvait avancer de 18 kilomètres à l'intérieur du territoire des chasseurs-cueilleurs sans violence, sans conflit.
Grâce aux fossiles de céréales et aux traces de l'élevage des moutons et des chèvres, les archéologues suivent la route des premiers paysans à travers l'Europe, à partir de la Crète, 6000 ans avant notre ère. Peu à peu, l'Europe se dote d'une nouvelle économie, d'une nouvelle population et d'une nouvelle langue. Mais certains groupes de chasseurs-cueilleurs adoptent les techniques modernes des novateurs sans embrasser leur babil, comme les Basques ou les Etrusques. Dans le flot indo-européen, les parlers se séparent et se modifient au cours des millénaires : " Quand les premiers paysans arrivent aux Orcades, tout au nord de l'Europe, 3000 ans avant notre ère, leur langue n'a plus grand-chose à voir avec celle de leurs ancêtres grecs ni même de leurs lointains cousins de l'époque dans le Péloponnèse ", conclut Renfrew.
Comment suivre le chemin des langues quand on trouve peu de traces archéologiques et très peu de données linguistiques ? La réponse vient de la nouvelle école américaine. A sa tête, Joseph Greenberg, de l'université Stanford, en Californie, qui s'est fait connaître dans les années 50 par ses travaux sur les langues africaines. Pour lui, il suffit de comparer les grandes familles en fonction des sons utilisés pour désigner neuf objets de base, les chiffres 1, 2 et 3, la tête, l'oeil, le nez, l'oreille, la bouche et la dent. Alors, des relations qui échappaient aux experts sautent aux yeux. Greenberg applique sa théorie aux innombrables langues parlées par les Indiens d'Amérique. Il affirme qu'on peut les rassembler en trois groupes bien distincts : celui des eskimos-aléoutes, qui est rattaché aux langues eurasiatiques ; celui des na-déné, qui englobe la plupart des dialectes du nord-ouest du Pacifique et est lié au déné-caucasien ; enfin, une troisième entité, qu'il baptise amérindien.
Deux généticiens, Stephen Zegura et Christy Turner, confirment l'existence de ces groupes : ils correspondent aux variabilités génétiques et dentaires des Indiens d'Amérique. Greenberg en conclut que leurs ancêtres ont colonisé le continent américain en trois vagues successives, à partir de l'isthme qui a relié la Sibérie à l'Alaska lors de la dernière glaciation. Après lui, d'autres vont plus loin et prétendent que le basque et l'étrusque s'apparentent au na-déné (cf. l'arbre).
L'arbre des langues
(en gris les langues ou branches de langues mortes)
Greenberg et ses généticiens se font clouer au pilori. Pourtant, ils inspirent maintenant toutes les équipes de chercheurs. A Genève, celle d'André Langaney également directeur du laboratoire d'anthropologie du musée de l'Homme, à Paris tente de reconstruire les mouvements des peuples en Afrique et en Océanie grâce à l'étude de leur patrimoine génétique. Or l'histoire génétique correspond à peu près partout à l'histoire des langues. L'équipe genevoise a ainsi retracé la progression des Bantous, partis du coeur du continent africain au début du néolithique, et qui s'installent en Afrique du Sud. A chaque étape, ils impriment leur marque sur les dialectes locaux.
En s'appuyant sur les travaux de Greenberg, le laboratoire de génétique de Stanford, avec, à sa tête, l'Italien Lucas Cavalli-Sforza, cherche à reconstruire l'histoire de la famille humaine et de sa langue à partir des marqueurs génétiques de 42 groupes dans le monde. " Les humains modernes ont colonisé la Terre il y a 200.000 ans, explique Cavalli-Sforza. Les tribus et les peuples se sont séparés génétiquement et par l'idiome, en même temps. " Ainsi, la grande séparation entre les langues africaines du type du khoisan parlé par les Bochimans du Kalahari, et celles du reste du monde daterait d'environ 100.000 ans.
Alors, pourquoi tant de disputes, parmi les scientifiques ? Apparemment, linguistes classiques, archéologues et généticiens ne trouvent toujours pas de terrain d'entente. Pourtant, les uns et les autres, à travers les vocabulaires, les fossiles et les gènes, ne cherchent-ils pas tous la même chose : l'Eve de l'humanité ?
Françoise Monier M
Et le son devint signe
L'arbre des langues
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